mardi 21 mars 2017

Il a été bourreau des rebelles de l’Atlas, collaborateur de la France coloniale, ennemi juré des nationalistes et suppôt du sultan Ben Arafa. Aujourd’hui, son fils témoigne pour l'humaniser. Mais qui était vraiment le Pacha El Glaoui ?


M arrakech, octobre 1943. Thami El Glaoui reçoit une délégation de l’Istiqlal, emmenée par Ahmed Balafrej, venue demander son soutien pour le manifeste de l’indépendance.
Glaoui : Quelles forces étrangères vous soutiennent ?
Istiqlal : Aucune. Nous sommes des nationalistes.
el glaoui
Glaoui : Quelles armes avez-vous en votre possession pour forcer la France à partir ?
Istiqlal : L’arme politique.
Glaoui : Hmm… vous n’avez plus qu’à réciter la fatiha".
Que faut-il déduire de cet échange, cynique et sarcastique, rapporté par M’hamed Boucetta ? Que Le Glaoui était pro-colon, anti-nationaliste, leader guerrier, pacha omnipotent ? Il était tout cela à la fois dans le Makhzen à l’époque, mais comment y est-il parvenu ?

Le protégé protecteur
1907. "Les notables montent à une vitesse vertigineuse, mais perdent tout aussi vite leurs biens, quand ils ne sont pas séquestrés", décrit l’historien Mohamed Kenbib. Les Glaoua, puissants guerriers du Haouz, chefs de tribus berbères Imzwarn, détenant des mines de manganèse et de sel, obtiennent de la France pré-coloniale le statut de protégés. Artisan de la destitution du roi Moulay Abdelaziz, le caïd Madani El Glaoui (41 ans) est promu grand vizir, et son frère cadet Thami (28 ans) pacha de Marrakech. Pas pour longtemps, puisque ces privilèges sauteront avant la signature du protectorat. Durant les premières années de la colonisation, le jeune Thami El Glaoui passe, aux yeux de Lyautey, pour le "pacificateur" des tribus rebelles du Sud. Il est le "dompteur" de dissidents comme El Hiba et l'auteur de harkas décisives qui lui ont valu une série de médailles qu’il arbore avec fierté et des dotations d’armes considérables négociées au prix fort. En 1918, alors que son frère meurt, Lyautey le nomme "chef de la famille", le réinstalle pacha de Marrakech et l’introduit auprès de personnalités françaises influentes, dont Philippe Pétain et Marcel Boussac. El Glaoui règne alors sur le Haouz, mais lui échappe tout le Telouet (jusqu’à Ouarzazate), tenu par son neveu Hammou, un caïd plutôt anti-français. Incapable de chasser cette tête de turc, il devra attendre sa mort en 1934, pour y placer son fils aîné, Brahim, né (justement) de sa concubine turque, Lalla Kamar Torkia. Entre temps, il sait se rendre utile jusqu’au Rif, dépêchant en 1926 plus de 1000 soldats en expédition pour évincer Abdelkrim, qu’il envie en privé. Une année auparavant, rapporte Gavin Maxwell, il dira à Lyautey qui repart, "peu importe qui vous succédera, vous resterez toujours mon maître". Il lui est reconnaissant, explique Kenbib, de "faire appel à lui pour faciliter la mise en place du protectorat et par là même conforter les structures traditionnelles du Makhzen". Du statut de protégé, il devient l’un des piliers du protectorat.

Le propriétaire expropriateur
La puissance d’El Glaoui est d’abord économique. Alors que son butin de guerre contre les tribus siba s’étend, le pacha devient un propriétaire terrien, avec le legs de dahirs sultaniens et la bénédiction d’un Lyautey reconnaissant. Bien avant qu’il devienne super-puissant, "personne ne pouvait vendre ses olives avant lui", rapporte Paul Pascon. Avec l’autorité sur la région et sur les terres Guich, il a multiplié les stratagèmes pour étendre son patrimoine : 5300 ha cédés par l’État à titre quasi gracieux, 5000 ha "extorqués" à son bras droit El Biaz à sa mort, des impôts dont il retenait une part régulière, des droits d’eau obtenus sans contre-partie, etc. Au bout du compte, rapporte Pascon, en 1929, son salaire ne représentait que 2% de ses revenus. "Il a monté son train de vie en tablant sur la permanence des revenus que lui rapporte l’exploitation intensive des tribus", note à l’époque le commandant Orthlieb. Aujourd’hui, Abdessadeq El Glaoui tient à re-préciser la source de la fortune de son père : "il y a eu des années de disette. Les terres étaient vendues pour rien. Il en a profité". Le Glaoui, jouissif, recevant des personnalités, aimant arborer sa puissance, est amené à faire fructifier ses biens. C’est ainsi qu’il devient actionnaire principal dans l’Omnium Nord Africain (ancêtre de l’ONA royale), mais aussi à la CTM. Dans le faste d’antan, raconte Mehdi Bennouna (fondateur de la MAP, cité par El Glaoui fils), "mon père a compté, à table, 17 plats pour chaque invité". A l’époque, le sultan se contente d’apposer son sceau sur les décisions du résident général et le Pacha passe, au mieux, pour "le seigneur de l’Atlas" et, au pire, pour "le prédateur du Sud".

Le puriste impur
El Glaoui aurait pu ne pas connaître une telle ascension si le caïd Mohamed Boucetta, son unique rival pour le pachalik de Marrakech, réputé plutôt vertueux, n’avait pas été assassiné en janvier 1920 par des hommes de main. Le lien avec El Glaoui, établi par le journaliste Gustave Babin, demeure contesté mais plausible. A mesure que le sultan se rapprochait de l’Istiqlal (depuis 1944), le pacha s’est forgé une image de puriste opposé au libertinage du Palais. Deux épisodes en témoignent : en 1948, il interdit à maître Bachir Bel Abbès de fêter son mariage à l’européenne à Marrakech, pour "se démarquer, rapporte son fils Abdessadeq, des filles de Mohammed V qui apparaissait en public en tenue émancipée". En 1953, il s’apprête à destituer le sultan en personne, en compagnie d’Abdelhaï Kettani, sous prétexte que "ce n’est pas le roi des ouléma". Derrière des dehors de puriste, El Glaoui cache une identité de "grand bordelier" (expression de Charles André Julien et Jean Lacouture). Le titre, il le doit au quartier de maisons closes de Bab El Khemis qui contenait plus d’un millier de prostituées, dont il prélevait 25% des entrées. Pragmatique jusqu’au bout, le Glaoui.

Complot contre le comploteur ?
Avide de pouvoir et d’argent, le pacha ne manque pas de flair politique. Il a beau acquiescer à la demande de Mohammed V de soutenir les revendications nationalistes en 1944, il ne manquera pas, au lendemain du discours de Tanger en 1947, de confier qu’il faut "retailler le protectorat" pour qu'il survive. Selon son fils Abdessadeq, la rupture avec le roi n’est survenue qu’à l’audience du mouloud de 1950. Le fait qu’il ait traité l’Istiqlal en sa présence de "voyous nationalistes" lui aurait été fatal. Le fait que son beau père et grand vizir, El Mokri, lui ait signifié, lui "le serviteur du Makhzen", qu’il n’était plus le bienvenu au Palais l’aurait mis (subitement) en rogne. Enfin, le fait que le maréchal Juin l’ait "remonté contre le roi qui joue l’Istiqlal contre les serviteurs classiques du Makhzen" l’aurait convaincu de la nécessité de comploter contre lui (comme le fit son frère, Madani, contre le sultan Moulay Abdelaziz). "Il est possible que le lobby colonialiste l’ait chargé à bloc, mais ce serait insulter l’intelligence du Glaoui que de le croire involontairement consentant", proteste Kenbib. Le fils auteur veut bien nous faire croire, lettres et déclarations inédites à l’appui, que son père ait été dupé par Guillaume, qui l’abandonnera après 1953, et qu’il ait été, qui plus est, "poussé vers l’excès par son fils Brahim, qui ne manquait pas d’ambition". Nuance. Il n’a jamais voulu pousser le sultan Mohamed Ben Arafa à la porte. Et même lorsque le chaos sanglant a empiré, son unique objectif avec son acolyte à Paris, le Maréchal Juin, était "la continuité du protectorat" contre vents et marées.

communicateur excommunié
Si El Glaoui avait une confiance aussi excessive en lui-même, explique Kenbib, c’est parce qu’il avait "de la visibilité, des contacts et de la fortune". Il avait un sens de communication inné. Outre ses actions dans le groupe de la presse Mass, il entretenait moult journalistes étrangers à sa solde. Lorsqu’en 1932, Gustave Babin signe un brulôt qui le démasque, intitulé "Son excellence", il envoie un plaidoyer autant au sultan qu’au résident général pour s’en dédouaner. El Glaoui se prend même pour le prince à la place du prince. Profitant de sa relation privilégiée avec Winston Churchill, il tente d’envoyer à la reine d’Angleterre un cadeau en émeraudes à l’occasion de son mariage en 1952, mais on lui fait savoir qu’il n’était pas un chef d’État. L’épisode, commente Kenbib, montre "la maladresse du pacha une fois sorti du pays". Mais elle montre aussi la mobilité et la notoriété surdimensionnée du personnage. Lucide mais aussi rongé par un cancer de plus en plus déclaré, il comprend tardivement que la soumission inconditionnée au couple Juin-Guillaume, a été la mauvaise carte à jouer. Le résident général Grandval l’ignorant, Mendès France refusant de le recevoir, les libéraux (pour l’indépendance et le retour du roi) ayant de plus en plus d’appuis à Paris, El Glaoui devient en octobre 1955 "un anachronisme".

Le makhzénien remakhzénisé
26 octobre 1955. Rabat. El Glaoui se fait petit devant le conseil de régence. Quinze jours plus tard, il se prosterne devant le sultan revenu au château St Germain-en-Laye. Alors que le alem dissident, Kettani, n’est pas reçu, le pacha traître est absout. Il meurt peu après, comme si "sa vie s’est confondue avec celle du protectorat", commente judicieusement Kenbib. Quelque temps plus tard, le sultan reçoit sa famille et la rassure sur son destin et sur ses biens. Courte illusion. En 1958, l’Istiqlal prend sa revanche. Le legs El Glaoui devient un bien public. 
L’héritage du spoliateur est spolié. 

Le Maroc : douze siècles de luttes


De tous les États musulmans actuels, le Maroc est l'un des très rares à avoir préservé son indépendance pendant plus d'un millénaire.
Il n'y a guère qu'au XXe siècle que le pays a dû se soumettre à une puissance étrangère, la France. Encore ce protectorat n'a-t-il duré qu'un demi-siècle à peine, de 1912 à 1956 (moins longtemps par exemple que l'occupation de la Pologne par les Soviétiques et les Allemands de 1939 à 1989 !).
Un pont entre l'Occident et l'Orient
le drapeau du MarocÀ la pointe occidentale du continent africain, le Maroc (32 millions d'habitants) s'étire le long de la côte Atlantique, sur une superficie de 450 000 km2 (710 000 km2 en incluant le Sahara occidental).
Le Maroc actuel (droits réservés : Alain Houot et Herodote.net)Le royaume compte quatre « villes impériales », héritières de sa longue Histoire : l'actuelle capitale Rabat ainsi que les précédentes capitales Fès, Marrakech et Meknès.
La métropole économique est néanmoins le port de Casablanca, développé par les Français.

Une Histoire agitée

Les Romains, qui ont soumis à leur loi tous les rivages de la Méditerranée, n'ont pas épargné le Maroc, que l'on appelait à l'époque Maurétanie tingitane (autrement dit le pays des Maures de la région de Tanger). Ils ont bâti au pied du massif du Zehroun la cité de Volubilis dont il nous reste de belles ruines.
Dans les montagnes qui couvrent la plus grande partie du pays, les tribus berbères ont résisté aux Romains comme elles résisteront à tous les envahisseurs qui leur ont succédé. D'ailleurs, dès le règne de l'empereur Dioclétien, à la fin du IVe siècle, les Romains ne maintiennent plus qu'une maigre présence sur la côte, autour de Tanger.
Les Arabes qui déferlent au VIIe siècle, peu après la mort de Mahomet, amènent avec eux leur langue et surtout la religion musulmane.
– Les Idrissides (789 - Xe siècle)
Le mausolée d'Idriss 1er à Moulay Idriss
Un prince arabe issu d'Ali et Fatima, la fille de Mahomet, se réfugie dans le Moyen Atlas et les Berbères locaux le portent à leur tête en 789 sous le nom d'Idriss 1er
Il est assassiné par un agent du calife abbasside mais son fils posthume, Idriss II, arrive à fonder la première dynastie royale du Maroc, avec Fès pour capitale.
Peu avant l'An Mil, les Idrissides disparaissent, victimes des Fatimides, envahisseurs arabes venus d'Égypte, et des Ommeyyades de l'émirat de Cordoue, en Espagne.
Une nouvelle dynastie, proprement berbère, se lève dans les dunes du Sahara, au sein de la tribu des Sanhadja, proches parents des Touaregs.
– Les Almoravides (1069 - 1147)
Ces Almoravides détruisent le royaume africain du Ghana, sur les bords du Niger, en 1058, avant de remonter vers le nord. Ils fondent Marrakech, deuxième ville impériale du Maroc, qui donnera son nom au pays.
Il traverse enfin le détroit de Gibraltar pour secourir les émirs omeyyades, en butte à l'offensive du roi chrétien de Castille Alphonse VI (assisté d'un fameux chevalier, le Cid).
– Les Almohades (1147 - 1248)
Dans le Haut Atlas, un lettré du nom d'Ibn Toumert prêche le retour à une foi en l'unicité de Dieu. Après sa mort, ses disciples, les Almohades (d'un mot arabe qui désignent ceux qui proclament l'unicité de Dieu) partent en guerre contre les Almoravides.
Ils vont régner avec brio sur l'empire marocain pendant un demi-siècle, jusqu'à ce qu'ils soient eux-mêmes défaits par les chrétiens en 1212 à Las Navas de Tolosa.
– Les Mérinides (1248 - 1548)
Au Maroc proprement dit, le chef berbère Abou Yahia chasse les derniers Almohades et fonde la dynastie des Mérinides. Après quelques belles réalisations dans les domaines artistiques et culturels, les Mérinides manifestent leur faiblesse face à l'expansion des Portugais qui occupent le port de Ceuta, près du détroit de Gibraltar, en 1415, et commencent de grignoter le littoral.
– Les Saâdiens (1548 - 1660)
Au début du XVIe siècle, les Saâdiens, des Berbères venus de la vallée du Draâ, exaspérés par les offensives chrétiennes, se révoltent contre les Mérinides et chassent ceux-ci du pouvoir.
Fondant leur propre dynastie, ils entament une guerre sainte contre les Portugais. C'est ainsi qu'Agadir est reprise en 1541... Dans le même temps, les Saâdiens s'allient aux Espagnols pour faire face à la menace turque !
Le bouquet final a lieu le 4 août 1578, près de Ksar el-Kébir (ou Alcazar Quivir), où s'affrontent Marocains et Portugais. Cette bataille, appelée «bataille des Trois Rois», allait entraîner deux ans plus tard l'annexion du Portugal par l'Espagne !
Ahmed IV el-Mansour porte la dynastie saâdienne à son apogée. Une expédition victorieuse contre l'empire africain du Songhaï, en 1591, va lui permettre d'enrichir sa capitale avec l'or du Soudan.
– Les Alaouites (1660 -)
Les Saâdiens ne tardent pas à être victimes de nouveaux-venus, les Alaouites du Tafilalet, qui tirent leur nom d'une lointaine parenté avec Ali, le gendre du Prophète ! C'est l'héritier de cette dynastie qui dirige aujourd'hui le Maroc.
Le fils du fondateur, Moulay Ismaïl, contemporain de Louis XIV, déplace sa capitale à Meknès, à 60 kilomètres de Fès et non loin de l'antique Volubilis. Il repousse différentes offensives européennes et lutte  contre les tribus berbères insoumises des montagnes. On lui doit l'embellissement de sa capitale et en particulier la construction de la fameuse porte monumentale Bab el Mansour.
La porte Bab el-Mansour, à Meknès (1732), DR
– Parenthèse du protectorat français (1912 - 1956)
Ses héritiers, moins vigoureux, doivent faire face à la pression croissante des Européens
Retour triomphal du sultan Mohamed V à Rabat en 1955
À la veille de la Première Guerre mondiale, en 1912, au terme d'un bras de fer entre Berlin et Paris, le pays devient un protectorat français cependant que la région de Tétouan, au nord, et celle d'Ifni, au sud, sont tenues par l'Espagne.
Résident général auprès du sultan, le général Hubert Lyautey modernise hardiment les infrastructures tout en respectant les institutions du sultanat.
Mais Lyautey est désavoué par son gouvernement lorsque survient le soulèvement d'Abd el-Krim. Après son rappel en France, Paris tente par le dahir berbère du 16 mai 1930 de soustraire les tribus berbères à l'autorité du sultan.
C'est le début d'une agitation nationaliste qui ne cessera qu'un quart de siècle plus tard avec le retour du pays à l'indépendance.
Le sultan troque son titre contre celui de roi, sous le nom de Mohamed V. Le 26 février 1961 lui succède son fils Hassan II.