Il a été bourreau des rebelles de l’Atlas, collaborateur de la France coloniale, ennemi juré des nationalistes et suppôt du sultan Ben Arafa. Aujourd’hui, son fils témoigne pour l'humaniser. Mais qui était vraiment le Pacha El Glaoui ?
M arrakech, octobre 1943. Thami El Glaoui reçoit une délégation de l’Istiqlal, emmenée par Ahmed Balafrej, venue demander son soutien pour le manifeste de l’indépendance. Glaoui : Quelles forces étrangères vous soutiennent ? Istiqlal : Aucune. Nous sommes des nationalistes. |
Glaoui : Quelles armes avez-vous en votre possession pour forcer la France à partir ?
Istiqlal : L’arme politique. Glaoui : Hmm… vous n’avez plus qu’à réciter la fatiha". Que faut-il déduire de cet échange, cynique et sarcastique, rapporté par M’hamed Boucetta ? Que Le Glaoui était pro-colon, anti-nationaliste, leader guerrier, pacha omnipotent ? Il était tout cela à la fois dans le Makhzen à l’époque, mais comment y est-il parvenu ? Le protégé protecteur 1907. "Les notables montent à une vitesse vertigineuse, mais perdent tout aussi vite leurs biens, quand ils ne sont pas séquestrés", décrit l’historien Mohamed Kenbib. Les Glaoua, puissants guerriers du Haouz, chefs de tribus berbères Imzwarn, détenant des mines de manganèse et de sel, obtiennent de la France pré-coloniale le statut de protégés. Artisan de la destitution du roi Moulay Abdelaziz, le caïd Madani El Glaoui (41 ans) est promu grand vizir, et son frère cadet Thami (28 ans) pacha de Marrakech. Pas pour longtemps, puisque ces privilèges sauteront avant la signature du protectorat. Durant les premières années de la colonisation, le jeune Thami El Glaoui passe, aux yeux de Lyautey, pour le "pacificateur" des tribus rebelles du Sud. Il est le "dompteur" de dissidents comme El Hiba et l'auteur de harkas décisives qui lui ont valu une série de médailles qu’il arbore avec fierté et des dotations d’armes considérables négociées au prix fort. En 1918, alors que son frère meurt, Lyautey le nomme "chef de la famille", le réinstalle pacha de Marrakech et l’introduit auprès de personnalités françaises influentes, dont Philippe Pétain et Marcel Boussac. El Glaoui règne alors sur le Haouz, mais lui échappe tout le Telouet (jusqu’à Ouarzazate), tenu par son neveu Hammou, un caïd plutôt anti-français. Incapable de chasser cette tête de turc, il devra attendre sa mort en 1934, pour y placer son fils aîné, Brahim, né (justement) de sa concubine turque, Lalla Kamar Torkia. Entre temps, il sait se rendre utile jusqu’au Rif, dépêchant en 1926 plus de 1000 soldats en expédition pour évincer Abdelkrim, qu’il envie en privé. Une année auparavant, rapporte Gavin Maxwell, il dira à Lyautey qui repart, "peu importe qui vous succédera, vous resterez toujours mon maître". Il lui est reconnaissant, explique Kenbib, de "faire appel à lui pour faciliter la mise en place du protectorat et par là même conforter les structures traditionnelles du Makhzen". Du statut de protégé, il devient l’un des piliers du protectorat. Le propriétaire expropriateur La puissance d’El Glaoui est d’abord économique. Alors que son butin de guerre contre les tribus siba s’étend, le pacha devient un propriétaire terrien, avec le legs de dahirs sultaniens et la bénédiction d’un Lyautey reconnaissant. Bien avant qu’il devienne super-puissant, "personne ne pouvait vendre ses olives avant lui", rapporte Paul Pascon. Avec l’autorité sur la région et sur les terres Guich, il a multiplié les stratagèmes pour étendre son patrimoine : 5300 ha cédés par l’État à titre quasi gracieux, 5000 ha "extorqués" à son bras droit El Biaz à sa mort, des impôts dont il retenait une part régulière, des droits d’eau obtenus sans contre-partie, etc. Au bout du compte, rapporte Pascon, en 1929, son salaire ne représentait que 2% de ses revenus. "Il a monté son train de vie en tablant sur la permanence des revenus que lui rapporte l’exploitation intensive des tribus", note à l’époque le commandant Orthlieb. Aujourd’hui, Abdessadeq El Glaoui tient à re-préciser la source de la fortune de son père : "il y a eu des années de disette. Les terres étaient vendues pour rien. Il en a profité". Le Glaoui, jouissif, recevant des personnalités, aimant arborer sa puissance, est amené à faire fructifier ses biens. C’est ainsi qu’il devient actionnaire principal dans l’Omnium Nord Africain (ancêtre de l’ONA royale), mais aussi à la CTM. Dans le faste d’antan, raconte Mehdi Bennouna (fondateur de la MAP, cité par El Glaoui fils), "mon père a compté, à table, 17 plats pour chaque invité". A l’époque, le sultan se contente d’apposer son sceau sur les décisions du résident général et le Pacha passe, au mieux, pour "le seigneur de l’Atlas" et, au pire, pour "le prédateur du Sud". Le puriste impur El Glaoui aurait pu ne pas connaître une telle ascension si le caïd Mohamed Boucetta, son unique rival pour le pachalik de Marrakech, réputé plutôt vertueux, n’avait pas été assassiné en janvier 1920 par des hommes de main. Le lien avec El Glaoui, établi par le journaliste Gustave Babin, demeure contesté mais plausible. A mesure que le sultan se rapprochait de l’Istiqlal (depuis 1944), le pacha s’est forgé une image de puriste opposé au libertinage du Palais. Deux épisodes en témoignent : en 1948, il interdit à maître Bachir Bel Abbès de fêter son mariage à l’européenne à Marrakech, pour "se démarquer, rapporte son fils Abdessadeq, des filles de Mohammed V qui apparaissait en public en tenue émancipée". En 1953, il s’apprête à destituer le sultan en personne, en compagnie d’Abdelhaï Kettani, sous prétexte que "ce n’est pas le roi des ouléma". Derrière des dehors de puriste, El Glaoui cache une identité de "grand bordelier" (expression de Charles André Julien et Jean Lacouture). Le titre, il le doit au quartier de maisons closes de Bab El Khemis qui contenait plus d’un millier de prostituées, dont il prélevait 25% des entrées. Pragmatique jusqu’au bout, le Glaoui. Complot contre le comploteur ? Avide de pouvoir et d’argent, le pacha ne manque pas de flair politique. Il a beau acquiescer à la demande de Mohammed V de soutenir les revendications nationalistes en 1944, il ne manquera pas, au lendemain du discours de Tanger en 1947, de confier qu’il faut "retailler le protectorat" pour qu'il survive. Selon son fils Abdessadeq, la rupture avec le roi n’est survenue qu’à l’audience du mouloud de 1950. Le fait qu’il ait traité l’Istiqlal en sa présence de "voyous nationalistes" lui aurait été fatal. Le fait que son beau père et grand vizir, El Mokri, lui ait signifié, lui "le serviteur du Makhzen", qu’il n’était plus le bienvenu au Palais l’aurait mis (subitement) en rogne. Enfin, le fait que le maréchal Juin l’ait "remonté contre le roi qui joue l’Istiqlal contre les serviteurs classiques du Makhzen" l’aurait convaincu de la nécessité de comploter contre lui (comme le fit son frère, Madani, contre le sultan Moulay Abdelaziz). "Il est possible que le lobby colonialiste l’ait chargé à bloc, mais ce serait insulter l’intelligence du Glaoui que de le croire involontairement consentant", proteste Kenbib. Le fils auteur veut bien nous faire croire, lettres et déclarations inédites à l’appui, que son père ait été dupé par Guillaume, qui l’abandonnera après 1953, et qu’il ait été, qui plus est, "poussé vers l’excès par son fils Brahim, qui ne manquait pas d’ambition". Nuance. Il n’a jamais voulu pousser le sultan Mohamed Ben Arafa à la porte. Et même lorsque le chaos sanglant a empiré, son unique objectif avec son acolyte à Paris, le Maréchal Juin, était "la continuité du protectorat" contre vents et marées. communicateur excommunié Si El Glaoui avait une confiance aussi excessive en lui-même, explique Kenbib, c’est parce qu’il avait "de la visibilité, des contacts et de la fortune". Il avait un sens de communication inné. Outre ses actions dans le groupe de la presse Mass, il entretenait moult journalistes étrangers à sa solde. Lorsqu’en 1932, Gustave Babin signe un brulôt qui le démasque, intitulé "Son excellence", il envoie un plaidoyer autant au sultan qu’au résident général pour s’en dédouaner. El Glaoui se prend même pour le prince à la place du prince. Profitant de sa relation privilégiée avec Winston Churchill, il tente d’envoyer à la reine d’Angleterre un cadeau en émeraudes à l’occasion de son mariage en 1952, mais on lui fait savoir qu’il n’était pas un chef d’État. L’épisode, commente Kenbib, montre "la maladresse du pacha une fois sorti du pays". Mais elle montre aussi la mobilité et la notoriété surdimensionnée du personnage. Lucide mais aussi rongé par un cancer de plus en plus déclaré, il comprend tardivement que la soumission inconditionnée au couple Juin-Guillaume, a été la mauvaise carte à jouer. Le résident général Grandval l’ignorant, Mendès France refusant de le recevoir, les libéraux (pour l’indépendance et le retour du roi) ayant de plus en plus d’appuis à Paris, El Glaoui devient en octobre 1955 "un anachronisme". Le makhzénien remakhzénisé 26 octobre 1955. Rabat. El Glaoui se fait petit devant le conseil de régence. Quinze jours plus tard, il se prosterne devant le sultan revenu au château St Germain-en-Laye. Alors que le alem dissident, Kettani, n’est pas reçu, le pacha traître est absout. Il meurt peu après, comme si "sa vie s’est confondue avec celle du protectorat", commente judicieusement Kenbib. Quelque temps plus tard, le sultan reçoit sa famille et la rassure sur son destin et sur ses biens. Courte illusion. En 1958, l’Istiqlal prend sa revanche. Le legs El Glaoui devient un bien public. L’héritage du spoliateur est spolié. |
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